Sur tous les sites sérieux de lecture cet inédit de M.Sebastian est à l'honneur dans une version française parfaite. Voici de quoi s'en convaincre:
Adriana finit par venir.
Un jour où elle en eut l’idée, elle décida de le faire, comme chaque fois qu’elle prenait une décision, sans motif apparent, sans que rien de nouveau ne soit intervenu, tout simplement parce qu’elle avait le sentiment qu’elle devait le faire.
Elle ne trouva pas Gélou chez lui. Elle savait qu’il devait arriver car il lui avait expliqué qu’il travaillait chaque jour de telle à telle heure. Elle résolut
de l’attendre, heureuse d’être seule dans sa chambre. Elle regardait tout, déplaçait les objets quand ils lui semblaient mal disposés, cherchait dans les papiers sur la table, tout cela avec l’inconsciente indiscrétion d’une femme amoureuse qui considère ce qui appartient à celui qu’elle aime comme faisant partie de sa propre vie.
Elle avait cru avant qu’elle ne pourrait entrer chez Gélou qu’avec beaucoup d’émotion, que ce simple fait comportait du mystère, que cela serait comme une révélation essentielle dans son amour. Chaque fois qu’elle passait devant la maison de ses parents à D… son cœur battait plus fort à la vue des fenêtres de cette construction neuve, pas encore crépie, derrière les murs de laquelle vivait l’être aimé, parmi tant d’objets inconnus. Un hiver où Gélou avait été malade, elle avait pris son courage à deux mains et frappé pour demander de ses nouvelles. Une vieille femme, de la famille, peut-être, lui avait répondu avec méfiance, du seuil, puis lui avait fermé la porte au nez, la laissant désemparée.
Elle se rappelait tout ça maintenant et elle était surprise de pouvoir rester si naturellement dans sa chambre, à sa table, sans rien éprouver d’autre qu’une joie paisible en attendant d’un moment à l’autre que la porte s’ouvre sur un Gélou stupéfait.
Il ne le fut pas. En la voyant, il lui demanda, comme si rien d’anormal ne se fût produit, si elle l’attendait depuis longtemps. Il quitta tranquillement son manteau, son chapeau, les posa au portemanteau puis s’approcha d’elle, prit ses mains et les embrassa doucement toutes les deux.
- Je savais que tu viendrais. Aujourd’hui ou un autre jour, mais c’est mieux aujourd’hui, je n’ai pas envie de travailler, je t’aime et il fait un froid épouvantable dehors.
Gélou habitait le quartier de Schitu-Maguréanu, pas très loin du jardin de Cismigiu, dans une rue pittoresque qui commençait juste après une rangée de vieilles maisons. La rue du Cerf.
Il y avait à l’entrée une toute petite place ronde, aux vagues intentions de square mais qui avait plutôt l’air d’une cour de maison individuelle. Juste au centre, se dressait un poteau tordu avec trois lampes à gaz dont une seule brûlait le soir en donnant une flamme bleue hésitante. La rue, de là, semblait nue, un peu mystérieuse, tel un décor de théâtre de l’époque de l’expressionnisme, des années 20. Peut-être à cause de ce réverbère qui allongeait son ombre sur la neige, peut-être à cause des grandes maisons espacées, si grandes qu’elles paraissaient inhabitées ou peut-être à cause du silence anormalement profond qui y régnait. Chaque jour, à la tombée de la nuit, à la même heure, un petit homme arrivait une longue perche à l’épaule, s’arrêtait devant le réverbère, s’affairait un moment avant de repartir en laissant derrière lui une flamme qui peinait à ne pas s’éteindre.
« Rue de Studio » avait dit Gélou un jour où Adriana était restée le front collé à la vitre pour regarder tomber la neige.
De là-bas, de cette chambre au coin d’une aile de maison en surplomb au-dessus de la rue qu’elle dominait, ils avaient l’impression d’être seuls, loin de la ville comme dans un refuge de montagne, surpris par une avalanche qui aurait coupé tous les accès. L’hiver avait dans cette petite rue quelque chose de fabuleux comme les contes de la steppe, des dimensions de légende d’hivers sans fin à la campagne. Dans la chaleur de la pièce, le corps d’Adriana se déplaçait avec l’indolence, la souplesse d’un jeune animal que le sommeil va bientôt saisir et terrasser. Si elle s’appuyait au poêle ou s’arrêtait un instant à la fenêtre, portait la main à son front pour relever une mèche rebelle ou la levait simplement d’un geste lent, si elle passait ses bras autour du cou de Gélou, s’agenouillait pour regarder le feu, chacun de ces mouvements semblait faire glisser sa robe le long de son corps endormi. Elle savait, à voir les yeux de Gélou ou par pudeur instinctive, que sa robe ne la cachait plus et elle se blottissait dans un coin, derrière le dossier d’un fauteuil, se faisait toute petite et lui jetait un regard suppliant, bien décidée à se défendre.
Elle lui ordonnait de rester à sa table et d’étudier. Elle aimait le regarder, dans la lumière oblique qui tombait de derrière, penché sur ses planches, les épaules larges et immobiles, poursuivre son travail. Elle restait longtemps dans son coin, heureuse de se croire installée dans sa vie quotidienne, comme un objet familier, un meuble et tant d’autres petites choses de l’existence que l’on ne remarque plus mais qui sont indispensables et deviennent chères, d’une certaine manière, par habitude.
Elle s’approchait parfois de sa table et suivait avec une admiration naïve le jeu du compas sur la feuille.
Gélou la prenait sur ses genoux et lui disait des mots d’amour anodins.
- Que tu es petite, ma chérie, je ne te reconnais plus ici, à la maison. Alors que dans la rue, j’ai peur de toi. Sous ta fourrure, tapie derrière ton col comme une petite bête fauve dans sa tanière, tu m’intimides. Une sorte d’ours blanc qui marche en hésitant. Tu as alors une sorte de majesté mythologique. Difficile de croire que dans ces immenses snow-boots se cachent ces tout petits pieds (et il les lui enlevait, pour le démontrer) et sous les peaux de ton manteau ce corps si mince, une plaisanterie…
Elle souriait à peine. Gélou la portait à bout de bras jusqu’au lit, tentait de la déshabiller sans cesser de parler comme on le fait avec un enfant que l’on veut coucher, lui embrassait les seins, les genoux, elle se débattait alors, lui échappait et le grondait avec une colère vraie :
- Vilain !
Et comme cela ne lui semblait pas suffisant, elle ajoutait, étrangement certaine que le mot le blesserait profondément :
- Ingénieur !
Il riait.
- Tu peux toujours dire, tu ne seras jamais aussi belle qu’une de mes spirales !
Affirmation qu’elle aurait voulu réfuter sur-le-champ en dégrafant sa robe et en se montrant toute nue et blanche devant lui, prête à affronter la comparaison avec ses spirales d’encre et de papier s’il n’avait pas été trop tard, si elle n’avait pas dû partir et si, surtout, elle n’avait pas été certaine qu’il mentait.
Elle mettait ses snow-boots, se glissait dans son immense fourrure de martre, y cachait sa tête dans le col relevé. Elle redevenait la majesté mythologique dont Gélou avait peur et la petite femme obéissante, au pas léger, qui allait et venait dans la pièce dix minutes plus tôt, disparaissait au point que l’on pouvait douter qu’elle y eût vraiment été.
Dehors les attendait le gel scintillant et vitreux de l’hiver. Déserte, la rue du Cerf était toujours, sous la lumière du réverbère à son extrémité, blanche, silencieuse, chargée d’un mystère qu’ils sentaient faire corps avec leur amour.
***
Leur bonheur en était au beau fixe. Ils ne se demandaient pas ce qui viendrait après. Ne pensaient pas à ce qui avait précédé. Adriana ne détestait même plus Cello Violin. Un jour, le rencontrant par hasard dans la rue, alors qu’il avait paru vouloir l’éviter, elle lui avait même tendu cordialement la main.
- Vous avez chez moi, monsieur Violin, lui avait-elle dit entre autres choses, - le voyant abattu et sachant par Gélou qu’il était dans une mauvaise passe, elle avait envie d’être gentille et de l’encourager - une chanson ancienne que vous m’avez donnée autrefois. C’est une des plus belles mélodies que je connaisse. Vous ne voulez pas que je vous la rende ? Ou du moins l’écouter un jour ?
Violin avait refusé. Puis, après un silence et comme Adriana s’apprêtait à le quitter, il s’était expliqué :
- Connaissez-vous, mademoiselle, le plaisir d’être perdant ? De perdre, purement et simplement, sans un regret, comme un arbre perd ses fruits ? Personne ne les voit, personne ne les ramasse. Ils n’en existent pas moins.
Lorsqu’Adriana rapporta à Gélou cette réponse qui l’avait émue, malgré tous les souvenirs désagréables liés à Violin, il lui dit :
- Oui, c’est tout Violin. Capable d’un très beau geste comme ça et, deux minutes plus tard, d’un autre tout aussi moche. Et puis, est-ce qu’on sait ? Il était peut-être triste ce jour-là… Il faisait peut-être soleil… Il a peut-être aimé ces mots et te les a dits parce qu’il les aimait. Quand prend-il la pose et quand est-il vraiment sincère, difficile à savoir. Où finit Gustalin Dutrain et où commence Cello Violin ? Mais n’en parlons plus…
Et ils n’en parlaient plus, comme ils ne parlaient plus de bien d’autres personnes car rien n’avait un réel intérêt dans leur vie de chaque jour en-dehors de vivre l’un pour l’autre, l’un avec l’autre. Les soirées de la rue du Cerf se succédaient paisiblement comme les épisodes d’une histoire dont on connaît la fin. Sans surprise.
Plus tard seulement, lorsqu’il faisait très sombre dans la chambre, la vitre gelée luisait à la lumière du réverbère de la rue et cette lueur vitreuse les attristait.
Roman inédit de Mihaïl Sebastian
Les éditions Mercure de France inscrivent, sur leur beau catalogue, La ville aux acacias de Mihail Sebastian, édité en 1936 et disponible depuis octobre 2020 en France, qui rejoint « l’accident » paru en 2002. Auteur encore insuffisamment connu, au destin tragique, à la fois écrivain, journaliste, dramaturge, de culture juive il survécut à la seconde guerre en Roumanie, mais fut écrasé par un camion russe en 1945, à seulement 38 ans. Ses œuvres sont rares et il ne faut pas bouder son plaisir avec cet inédit de grande qualité. L’avis et la critique livre.
Cet article vous est proposé par le chroniqueur Chris L..
Synopsis :
À quinze ans, Adriana attend l’amour, bien sûr.
Ravissante adolescente, élevée au cœur de la bourgeoisie roumaine des années 1920, elle découvre ses premiers émois, d’abord pour un beau cousin, puis pour un jeune étudiant.
Mais à part un flirt de plus en plus poussé, rien n’est permis. Jusqu’au jour où la passion risque de tout emporter…
La ville aux acacias, le temps de l’éveil adolescent
Dans la province roumaine, le temps s’écoule paisiblement au rythme des saisons, avec une rivière paresseuse la Vive, qui s’est séparée en deux bras à proximité de la ville en créant une île. La ville laisse éclater le charme de ses acacias en fleurs. C’est le temps de l’éveil adolescent pour une jeunesse protégée, plongée par instants dans des langueurs, dans la mélancolie. Adriana, quinze ans, d’une grande beauté, est sous le charme de son cousin, de huit ans son aîné, Paul, et se croît amoureuse, le temps de son séjour professionnel. Dès son départ, c’est le retour à la vie étriquée, policée, de cette ville sans aspérité.
Fille unique, choyée, scolarisée au cours Notre Dame d’Avignon, elle jouit de libertés insoupçonnées. Des amitiés solides naissent avec Cécilia, Victor et Gelou. Durant l’hiver les après-midi passés en commun chez Adriana, dans sa chambre, sont répétitifs et calmes. Pendant qu’elle effectue ses gammes au piano, Cécilia étudie et Gelou lit. Bientôt l’emploi du temps s’enrichit de leçons de piano dispensés par une professeure française. Un cadeau de son père, acheté à Bucarest pour ses seize ans, va modifier progressivement cette vie.
Le cahier de musique offert, chansons à la blonde Agnès, d’un certain Cello Violin, rapidement pris en main, révèle des complexités insoupçonnées dans la façon d’être interprété. Ce n’est pas aussi futile qu’il y paraît à première vue. Invité d’honneur de la ville, qui jadis l’a rejeté, il remercie Adriana pour son interprétation publique très personnelle de son oeuvre.
Un roman plein de douceur apparente
Elle part rapidement à Bucarest aider sa tante à aménager l’appartement de son cousin Paul qui vient de se marier. Son épouse Lucrétia, originaire de D…, lui est connue pour avoir partagé les mêmes cours, sans aucune amitié entre elles. Leur seul point commun est celui d’avoir été à tour de rôle l’élève préférée de sœur Denise. Emerveillée par la vie trépidante de la ville, elle s’enivre par des sorties qui s’accroissent après avoir retrouvé Cello Violin par le plus grand des hasards, à un arrêt de bus. C’est l’emballement de la vie, des sentiments amoureux auxquels succèdent abattement, incertitudes, tristesse, doutes. Sa mission achevée il lui faut rentrer dans sa ville natale. Et l’inquiétude, le vague à l’âme, s’emparent d’elle, face à son incapacité à reconstituer les amitiés oubliées. Elle se sent encore plus seule lorsque Gelou part faire ses études d’ingénieur à Bucarest.
N’en disons pas plus sur l’amitié entre Gelou et Cello Violin, ni sur le retour d’Adriana à Bucarest. De nombreux secrets et surprises vont encore se dévoiler. Mihail Sebastian tisse un roman plein de douceur apparente où les émois et atermoiements des protagonistes sont parfaitement restitués ainsi que leurs indécisions, incertitudes et non-dits. Parmi les personnages secondaires émergent Elisabéta, un tantinet pimbêche, avec ses thés dansants, et Boutsa le marginal. Le travail de Mihail Sebastian est sublimé grâce à Florica Courriol, la traductrice. Un livre qui se délecte page après page, tant pour la beauté de la langue que pour son écriture fluide. Un pur moment de bonheur que d’avoir retrouver ce magnifique auteur roumain.