Au départ, il y a cette question posée à Montaigne - cette question que Montaigne pose lui-même : une fois que l'individu, dans un accès d'humeur...
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Au départ, il y a cette question posée à Montaigne - cette question que Montaigne pose lui-même : une fois que l'individu, dans un accès d'humeur mélancolique, a récusé l'illusion du paraître, quelles expériences lui sont-elles réservées ? Que va découvrir celui qui a dénoncé autour de lui l'artifice et le déguisement ? Lui est-il permis de faire retour à soi, d'accéder à l'être, à la vérité, à l'identité intérieure, au nom desquels il jugeait insatisfaisant le monde dont il s'est écarté ? Montaigne met à l'épreuve cet espoir en composant les Essais. Mais " la prise et la serre " sont-elles possibles ? Si les mots et le langage sont, au dire de Montaigne, " une marchandise si vulgaire et si vile ", quel paradoxe que de composer un livre et de s'essayer soi-même au fil des pages écrites ! L'on ne sort de l'apparence que pour s'engager dans une nouvelle apparence.
Montaigne voit le doute s'étendre jusqu'au point où nulle opinion n'offre une garantie supérieure à celle de la vie sensible. Par le détour de la réflexion sceptique, il réhabilite le paraître, rétablit la " relation à autrui ", reconnaît les droits de la coutume et de la finitude. Ce mouvement réconcilie la pensée avec ce qu'elle avait d'abord rejet ; la condition humaine, malgré toute sa faiblesse, peut être le lieu de la plénitude. La vie en commun, l'amour même, doivent leurs plaisirs à leurs conventions. Mais il restera quelque chose du refus initial : la cruauté, l'intolérance, que se fondent sur la présomption, sont à jamais inacceptables.
Professeur à l'université de Genève, Jean Starobinski a acquis, par ses travaux de critiques qui ont renouvelé la notion même de littérature, une réputation internationale.
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