Avant d’aborder le livre en lui-même, il me semble intéressant d’évoquer le parcours de l’auteur. Aurélien Berlan avait déjà publié en 2012 le remarquable essai La Fabrique des Derniers Hommes (La Découverte) qui n’était autre que le texte remanié de sa thèse de philosophie. On apprend dans son nouveau livre, Terre et Liberté, que, juste après la remise de sa thèse, cet étudiant engagé, passé de l’altermondialisme à la critique de la société industrielle, veut fuir le statut de salarié-consommateur-électeur dans lequel la plupart d’entre nous s’enferme après
leurs études et, pour cela, décide de prendre la clé des champs avec quelques amis pour vivre dans le Tarn. Depuis une dizaine d’années maintenant, il se partage entre activités collectives de subsistance, travaux à l’université, engagement politique et écriture de ce livre, Terre et Liberté.
La liberté, c’est ce qui semble avoir provoqué cet exode rural et le questionnement de l’auteur qui est à la base de son livre : en quoi cet exode l’a-t-il rendu plus libre ? Quelle conception de la liberté a-t-il fui ? Quelle conception de celle-ci recherchait-il ?
Engagé dans la lutte contre le désastre socio-écologique en cours, il va montrer dans ce livre que ce désastre est en grande partie la conséquence du concept de liberté dominant l’imaginaire politique depuis quelques centaines d’années maintenant et que, pour s’y opposer véritablement, il faut retrouver une autre conception de la liberté.
Pour sa démonstration, Berlan procède de manière claire et logique. Tout d’abord, il entreprend, à travers l’analyse de différents textes, la généalogie de la conception moderne de la liberté dont il souligne un paradoxe immanent. En effet, devenue dominante depuis le 18e siècle cette conception purement libérale et négative de la liberté est réduite à l’inviolabilité de la sphère privée. Seulement cette conception, qui a été théoriquement généralisée et intensifiée avec le développement de la civilisation industrielle, a été en même temps sapé par cette même civilisation et ses moteurs, à savoir : le salariat, la marchandisation, les médias de masse et aujourd’hui la révolution numérique.
Étant donné cela, qu’est-ce qui anime encore le concept moderne de liberté ?
Berlan entre là dans le cœur du livre en identifiant un autre pilier, plus fondamental, de la liberté moderne : ce qu’il appelle le fantasme de délivrance. Délivrance des obligations politiques (déjà bien analysée par Hannah Arendt) mais surtout délivrance matérielle des nécessités du quotidien c’est-à-dire cette capacité à faire faire à d’autres (humains ou robots) les tâches qui caractérisent notre humaine condition (produire sa nourriture, construire son habitat, prendre soin de ses proches,…).
Un des aspects originaux du livre est d’analyser l’importance de ce fantasme dans notre conception apolitique et extraterrestre de la liberté. Car, en effet, il est au cœur aussi bien de la liberté moderne que des aspirations à l’émancipation qui ont émaillé la société depuis la révolution industrielle. Ainsi, de Saint Simon jusqu’à Mélenchon, en passant par Marx bien sûr, toute une partie, dominante, de la gauche s’est nourrie de ce fantasme, emprisonnant encore plus les populations qu’elle défendait dans le carcan capitaliste. Or cette aspiration à la délivrance matérielle a des implications simples à comprendre. Si être libre c’est « faire faire » alors, pour paraphraser Orwell, « la liberté c’est l’esclavage » et l’Histoire en témoigne. De l’antiquité à nos jours, les classes dominantes ont toujours su se décharger, à l’aide d’un pouvoir personnel puis impersonnel, des nécessités du quotidien en exploitant les classes dominées (esclaves, femmes, paysans, ouvriers,…) et en exploitant et saccageant la nature à l’aide des moyens technoscientifiques modernes.
Dès lors Berlan réhabilite avec brio une autre conception de la liberté, qu’il appelle autonomie, et qui a animé le mode de vie de classes populaires tout au long de l’Histoire (des Diggers anglais du 17e siècle au mouvement zapatiste aujourd’hui). L’auteur souligne la récupération libérale qui a été faite du terme autonomie, individualisé et dépolitisé (cf. mouvement DIY, « makers », …) pour bien distinguer sa définition de l’autonomie. La sienne est sociale et collective et s’articule sur deux plans indissociables. Le plan politique d’abord où il s’agit de reprendre en main dans des collectifs à taille humaine la prise de décision concernant les affaires communes. Mais Berlan insiste surtout sur le plan matériel de l’autonomie où là aussi la dimension collective est essentielle car, si l’autonomie suppose de « faire soi-même », elle suppose surtout de « faire avec les autres ». Plus précisément, il s’agit de « pourvoir à ses propres besoins » (qui seront auto-limités) avec « ses propres moyens » (outils simples et à taille humaine) et avec « ses propres ressources » (celles du territoire habité). L’autonomie que Berlan dessine est, selon lui, la seule voie réaliste pour se libérer (collectivement) de notre dépendance à la Mégamachine industrielle (dont les trois têtes sont l’Etat, le Capital et la Science) et stopper l’exploitation des autres et de la nature que son bon fonctionnement suppose.
Avec cet essai percutant et stimulant, Aurélien Berlan signe un ouvrage riche d’analyses permettant de mieux saisir « dans quelle sorte de monde nous vivons » (Orwell). En cela, il réussit déjà, intellectuellement parlant, à desserrer l’étau industriel : première étape avant, on ne sait jamais, de prendre la clé des champs.
Qu'est-ce que la liberté ?
Avant d’aborder le livre en lui-même, il me semble intéressant d’évoquer le parcours de l’auteur. Aurélien Berlan avait déjà publié en 2012 le remarquable essai La Fabrique des Derniers Hommes (La Découverte) qui n’était autre que le texte remanié de sa thèse de philosophie. On apprend dans son nouveau livre, Terre et Liberté, que, juste après la remise de sa thèse, cet étudiant engagé, passé de l’altermondialisme à la critique de la société industrielle, veut fuir le statut de salarié-consommateur-électeur dans lequel la plupart d’entre nous s’enferme après leurs études et, pour cela, décide de prendre la clé des champs avec quelques amis pour vivre dans le Tarn. Depuis une dizaine d’années maintenant, il se partage entre activités collectives de subsistance, travaux à l’université, engagement politique et écriture de ce livre, Terre et Liberté.
La liberté, c’est ce qui semble avoir provoqué cet exode rural et le questionnement de l’auteur qui est à la base de son livre : en quoi cet exode l’a-t-il rendu plus libre ? Quelle conception de la liberté a-t-il fui ? Quelle conception de celle-ci recherchait-il ?
Engagé dans la lutte contre le désastre socio-écologique en cours, il va montrer dans ce livre que ce désastre est en grande partie la conséquence du concept de liberté dominant l’imaginaire politique depuis quelques centaines d’années maintenant et que, pour s’y opposer véritablement, il faut retrouver une autre conception de la liberté.
Pour sa démonstration, Berlan procède de manière claire et logique. Tout d’abord, il entreprend, à travers l’analyse de différents textes, la généalogie de la conception moderne de la liberté dont il souligne un paradoxe immanent. En effet, devenue dominante depuis le 18e siècle cette conception purement libérale et négative de la liberté est réduite à l’inviolabilité de la sphère privée. Seulement cette conception, qui a été théoriquement généralisée et intensifiée avec le développement de la civilisation industrielle, a été en même temps sapé par cette même civilisation et ses moteurs, à savoir : le salariat, la marchandisation, les médias de masse et aujourd’hui la révolution numérique.
Étant donné cela, qu’est-ce qui anime encore le concept moderne de liberté ?
Berlan entre là dans le cœur du livre en identifiant un autre pilier, plus fondamental, de la liberté moderne : ce qu’il appelle le fantasme de délivrance. Délivrance des obligations politiques (déjà bien analysée par Hannah Arendt) mais surtout délivrance matérielle des nécessités du quotidien c’est-à-dire cette capacité à faire faire à d’autres (humains ou robots) les tâches qui caractérisent notre humaine condition (produire sa nourriture, construire son habitat, prendre soin de ses proches,…).
Un des aspects originaux du livre est d’analyser l’importance de ce fantasme dans notre conception apolitique et extraterrestre de la liberté. Car, en effet, il est au cœur aussi bien de la liberté moderne que des aspirations à l’émancipation qui ont émaillé la société depuis la révolution industrielle. Ainsi, de Saint Simon jusqu’à Mélenchon, en passant par Marx bien sûr, toute une partie, dominante, de la gauche s’est nourrie de ce fantasme, emprisonnant encore plus les populations qu’elle défendait dans le carcan capitaliste. Or cette aspiration à la délivrance matérielle a des implications simples à comprendre. Si être libre c’est « faire faire » alors, pour paraphraser Orwell, « la liberté c’est l’esclavage » et l’Histoire en témoigne. De l’antiquité à nos jours, les classes dominantes ont toujours su se décharger, à l’aide d’un pouvoir personnel puis impersonnel, des nécessités du quotidien en exploitant les classes dominées (esclaves, femmes, paysans, ouvriers,…) et en exploitant et saccageant la nature à l’aide des moyens technoscientifiques modernes.
Dès lors Berlan réhabilite avec brio une autre conception de la liberté, qu’il appelle autonomie, et qui a animé le mode de vie de classes populaires tout au long de l’Histoire (des Diggers anglais du 17e siècle au mouvement zapatiste aujourd’hui). L’auteur souligne la récupération libérale qui a été faite du terme autonomie, individualisé et dépolitisé (cf. mouvement DIY, « makers », …) pour bien distinguer sa définition de l’autonomie. La sienne est sociale et collective et s’articule sur deux plans indissociables. Le plan politique d’abord où il s’agit de reprendre en main dans des collectifs à taille humaine la prise de décision concernant les affaires communes. Mais Berlan insiste surtout sur le plan matériel de l’autonomie où là aussi la dimension collective est essentielle car, si l’autonomie suppose de « faire soi-même », elle suppose surtout de « faire avec les autres ». Plus précisément, il s’agit de « pourvoir à ses propres besoins » (qui seront auto-limités) avec « ses propres moyens » (outils simples et à taille humaine) et avec « ses propres ressources » (celles du territoire habité). L’autonomie que Berlan dessine est, selon lui, la seule voie réaliste pour se libérer (collectivement) de notre dépendance à la Mégamachine industrielle (dont les trois têtes sont l’Etat, le Capital et la Science) et stopper l’exploitation des autres et de la nature que son bon fonctionnement suppose.
Avec cet essai percutant et stimulant, Aurélien Berlan signe un ouvrage riche d’analyses permettant de mieux saisir « dans quelle sorte de monde nous vivons » (Orwell). En cela, il réussit déjà, intellectuellement parlant, à desserrer l’étau industriel : première étape avant, on ne sait jamais, de prendre la clé des champs.