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Voici un extrait qui vaut toutes les recommandations.
Lire sans attendre ce beau livre des éditions Le Mercure de France dans une version française de très grande qualité
Suite pour piano et petit orchestre (Op.16)
La lettre par laquelle Adriana lui annonçait ses fiançailles avec Paul Mladoïanou, Gélou la reçut un matin du mois d’avril en même temps qu’une enveloppe de la part de Cello Violin. Il reconnut l’écriture de l’une et de l’autre mais ouvrit d’abord celle d’Adriana. Deux mois ou presque s’étaient écoulés, aucun mot, aucun signe n’étaient venus
expliquer son départ. Gélou lui avait écrit plusieurs fois, demandé des explications, télégraphié. Toutes ses tentatives pour obtenir des nouvelles avaient échoué. Un silence total était opposé à ses appels répétés. Des gens venus par hasard de D… à Bucarest et qu’il avait interrogés lui disaient que l’on voyait rarement mademoiselle Dunéa en ville. Elle travaillait, disait-on.
Et après ce long silence, cette annonce étrange ! Fiancée avec Paul Mladoïanou ! Ces quelques mots pour dire ça !
Depuis son divorce, Paul avait demandé sa main à plusieurs reprises. Ses parents avaient fait une réponse évasive. Ils hésitaient à donner leur fille à un homme au passé si triste, même s’il n’était pas responsable de ce qui était arrivé dans son premier mariage ; toute cette histoire avait laissé des traces impures et sombres. Ils avaient communiqué à Adriana la demande de son cousin, avec tous les ménagements possibles, l’assurant qu’elle était libre de refuser et que c’était justement ce qu’ils lui conseillaient de faire. À leur grande surprise, elle avait accepté, sans même demander à réfléchir.
Une semaine après son retour à D… elle était bien décidée à mourir. Puis elle s’était laissée vivre, par la force de l’habitude.
Il y avait sa mère, ses exercices de piano, les menus travaux du ménage, les livres, les promenades. Elle apprit alors qu’il est plus facile de se séparer de la vie dans un moment tragique, lorsqu’elle vous apparaît en grand, un peu abstraite, un peu irréelle, que de se séparer de mille et une choses qui n’ont aucun sens, prises à part, mais qui, toutes ensemble, font une existence.
Paul arriva alors. Adriana dit « oui » sans enthousiasme, avec une certaine lassitude.
« Tu comprendras sans doute pourquoi Paul. C’est le seul homme qui n’exigera pas d’explications. Il a tant de choses à oublier de son côté qu’il sera bon, heureux de ne rien savoir et de ne rien demander. Il veut une femme : il l’aura. Je veux la tranquillité : je l’aurai. »
La première réaction de Gélou, en lisant ces mots, fut de la colère. Il ne pouvait dominer son émotion. La chose, dite ainsi, en des mots apparemment mesurés, le déconcertait : sur le moment, il comprenait seulement qu’il perdait d’un coup, pour toujours, une femme qui avait été à lui, qui maintenait un équilibre dans l’organisation de sa vie. Il se sentit volé, au bord d’un précipice, avec un vide intérieur. Comment ? Cette femme qui riait à un mot de lui et pleurait à un autre, qui était entrée, soumise, dans son quotidien, sans secrets, comme une armoire aux tiroirs ouverts, sans orgueil, sans réticences, cette femme qui ne lui avait rien caché, pas la moindre inflexion de ses lèvres, aucune dilation de ses pupilles, aucun tremblement de ses mains, se détachait de lui, s’esquivait pour rejoindre un autre monde, d’autres gens !...
Il ne pouvait supporter l’image d’Adriana dans les bras d’un autre homme. C’était une révolte comme celle de quelqu’un qui découvre un foulard perdu la veille au cou d’un autre. Cela lui sembla absurde.
Il sortit, agité, incapable de réfléchir, accablé par la nouvelle comme par une douleur physique que l’on ne peut juger, que l’on subit. Il marcha sans but, dans des rues qu’il ne reconnaissait pas, entra dans un cinéma et en ressortit avant la fin du film.
Plus tard, lorsqu’il fut en état de se rappeler et de penser, il se dit, sans ironie, que cette révolte intime était un détail sans importance. Que le drame, si drame il y avait, se passait ailleurs, en-dehors de lui. À y réfléchir honnêtement, Adriana n’aurait jamais pu devenir sa femme. Il n’aurait pas consenti à faire de cette petite fille ingénue une deuxième Elisabéta Donciu, échouée dans un mariage ni pire ni meilleur qu’un autre. Au terme de leur amour, il resterait toujours, comme une flambée d’or et de braises, leurs dernières nuits de la rue du Cerf et il savait bien que sur la cendre de tels souvenirs on ne peut pas construire de ménage mais de simples légendes, parfois.
Sebastian inédit
Un fragment de ce texte admirablement servi par une traductrice de qualité :
Il se rappela qu’il venait de recevoir le matin une enveloppe de la part de Violin. Désemparé par l’annonce des fiançailles d’Adriana, il avait oublié de l’ouvrir. C’était une invitation à un concert. Cello Violin lui avait déjà parlé d’une association pour la musique de chambre qui devait se créer à Bucarest et qui aurait inscrit à son programme quelques-unes de ses œuvres inédites. Gélou ne l’avait pas cru. D’autant moins que les noms des instrumentistes étaient des plus connus, qu’il savait Violin hâbleur, sans relations personnelles, peu apprécié comme compositeur les dernières années.
C’était pourtant vrai. L’invitation annonçait justement la naissance de cette association musicale et une série de concerts dans une salle réputée pour son sérieux. Le premier concert avait lieu ce soir-là. Gélou qui n’osait pas rentrer dans sa chambre vide et voulait retarder le moment où il s’y retrouverait seul, en tête à tête avec sa douleur nouvelle, s’y rendit avec l’espoir de se perdre un peu dans une atmosphère joyeuse. Il voulait voir du monde, parler, oublier.
L’atmosphère du spectacle, du public connu lors d’autres concerts, avec de jolies femmes, des lumières tamisées lui fit du bien, en effet. L’absence de la femme aimée y avait sa place : là, sur un siège à côté de lui, elle se serait tenue, souriante, calme, ses mains blanches faisant une tache mate sur sa robe.
La pièce de Violin était inscrite dans la deuxième partie du programme. À l’entracte, Gélou le chercha dans les coulisses pour le saluer, il ne le trouva pas. Il se mêla donc aux gens dans le foyer, heureux d’entendre le bruit sourd des voix de femmes, les rires brefs, les appels. Dans un coin, autour d’une table il y avait foule devant un registre ouvert où l’on pouvait indiquer son nom pour recevoir en temps utile les programmes des prochains concerts.
Il s’en approcha. Il s’inscrivit puis parcourut sans y penser la page couverte de signatures et d’adresses. « Que de femmes ! » se dit-il. Il aurait aimé retenir un nom, y arrêter sa pensée. Quelle autre Adriana pouvait bien dissimuler parmi tous ces noms étrangers un appel inconnu ! Peut-être cette femme en noir regardant un tableau tout en serrant d’une main nerveuse une minuscule tabatière en argent ? Ou cette autre, légèrement appuyée à l’épaule d’un homme en smoking qui lui chuchotait quelque chose à l’oreille, quelque chose d’osé, d’intime probablement, car elle souriait et hochait la tête en refusant ? Ou n’importe laquelle de ces femmes jeunes, de ces femmes en bruissantes robes de soie, aux sourires lumineux, aux regards vagues, à la démarche indolente, aux mains blanches.
Ses pensées furent interrompues par une mélodie connue. Il ne se rappelait pas quand l’entracte s’était terminé, quand il avait regagné sa place, quand le concert avait repris… Et cette mélodie il la connaissait, il l’avait déjà écoutée… Intrigué, il ouvrit le programme : Cello Violin – Suite pour piano et petit orchestre, op.16 (première audition).
Et pourtant, il connaissait cette phrase simple que le piano répétait sans modulations, avec monotonie tandis que le motif musical passait de la viole au violon, ample, puissant. Il aurait voulu suivre le jeu des violons car il sentait que la ligne principale du morceau s’y déployait mais l’appel du piano le retenait. Quel sens personnel avaient ces accords – quatre ou cinq – qui se répétaient à l’identique, enfermés dans la même phrase ? Le violon les couvrait de ses vibrations mais il les distinguait malgré tout sous ce voile mélodique, attendait qu’ils s’épurent puis les retrouvait, tout simples, égaux à eux-mêmes, comme quatre petits galets blancs quand l’eau s’est retirée.