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Lu sur un site de lecture un texte frustrant... pour un dimanche aux librairies fermées... Mais demain est un autre jour....
Adriana ne s’y trompait pas. Il y avait dans son attitude une réserve qu’elle ne lui avait jamais connue. Elle ne savait comment se l’expliquer, cela l’inquiétait. Gélou l’aurait-il oubliée ?
L’idée la mettait mal à l’aise.
Elle lui demanda un jour de lui parler de la ville, de lui, de ses amis.
- Je croyais que Cécilia t’avait tout dit.
- Cécilia m’a parlé de ses petites histoires. Je veux connaître les tiennes.
- Elles n’ont aucun
intérêt, crois-moi : monotones et sans surprises. J’ai travaillé, j’ai lu. Je n’ai plus beaucoup de livres à découvrir dans la mansarde de la préfecture. Je suis allé au cinéma de temps en temps. Je suis descendu aux Vives une ou deux fois pour voir les eaux gelées. On s’est amusés un peu avec Cécilia et Victor. J’ai vu Boutsa plus souvent qu’avant. C’est à peu près tout.
Adriana était contrariée : rien de ce qu’il disait ne répondait à ses attentes, des banalités. Elle voulait l’entendre parler de leur amour, il lui parlait de Boutsa.
- En voilà un qui va te surprendre. Il a pris une décision héroïque : il ne se présente pas à l’examen cet été, ça n’aurait été que la neuvième fois. Et puis il s’est mis à étudier ; je ne sais pas très bien quoi, un truc pratique, simple et génial qui doit lui rapporter des millions par an. J’ai d’abord cru à une formule magique, je me trompais. Une histoire de mécanique, apparemment. Demande-lui si tu le vois. Il te dira peut-être. Mais parlons plutôt de toi, moi je t’ai tout dit. À ton tour.
Adriana ne dit rien. Elle eut un geste vague de refus, devint songeuse.
- Non, passons. Je ne pourrais pas et tu ne me comprendrais pas… Il y a eu des choses pénibles, je préfère oublier.
Elle recourait instinctivement au mystère sachant qu’un mensonge total protège mieux qu’une vérité partielle. Elle ne voulait fournir aucun détail sur les événements de Bucarest de peur que ses explications semblent insuffisantes et provoquent des soupçons. Elle savait d’ailleurs que le mystère lui allait bien : il lui donnait un air de mélancolie lointaine à laquelle il aurait dû être sensible. Elle s’attendait à ce que Gélou insiste, demande des éclaircissements, elle sentait toute proche la scène d’explications qu’elle souhaitait et qui ne pouvait que les réconcilier. Mais Gélou n’en fit rien et ils se séparèrent sans avoir fait le moindre pas vers une nouvelle entente.
Elle n’y comprenait plus rien. Ce qui se passait était si inattendu qu’elle se demandait s’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie qui prendrait bientôt fin. Gélou l’aimait. Il le lui avait si souvent dit. Pourquoi aurait-il changé en deux mois ? Elle avait peut-être fait preuve de quelque négligence mais ne l’en aimait pas moins. Maintenant qu’il semblait s’éloigner, elle observait que le savoir près d’elle lui était nécessaire, la consolait, que son amour était la seule chose qui avait du prix dans cette vie monotone de toujours. Ses gestes lui plaisaient, ses paroles lui étaient familières, ses plaisanteries lui manquaient. Tant qu’elle en bénéficiait naturellement elle n’avait pas conscience d’y tenir autant, quand elle était sur le point de les perdre, elle se disait qu’elle ne pourrait vivre sans.
Qu’aurait-elle pu mettre à la place de cet amour qui s’en allait ? Celui de Cello Violin ? Un petit jeu qui avait eu son charme éphémère dans une ville étrangère, parmi des choses passagères, pour quelques instants de vacances.
Gélou, lui, était ici, elle le croisait dans la rue, entendait parler de lui. Tout la ramenait à lui : la peur de le perdre, les souvenirs des années passées, le printemps resplendissant qui s’annonçait. Elle aurait aimé lui parler, tout lui raconter, le reprendre, le garder. Et lui s’esquivait, ne saisissait pas ses allusions, ne répondait pas à ses mots à double sens. Exaspérée, Adriana lui demanda un jour, en pleine discussion, alors qu’il parlait d’un événement en ville :
- Dis-moi, pourquoi tu ne m’aimes plus ?
Il chercha un peu ses mots :
- Tu crois que si tu m’avais demandé, il y a six mois, pourquoi je t’aimais, j’aurais su te répondre ? Je t’aimais. Je ne t’aime plus. En ce moment il fait jour. Plus tard il fera nuit.
Adriana eut le sourire douloureux de la femme qui ne sait pas s’exprimer comme il le faudrait mais qui sent avec le cœur la fausse habileté d’un jugement. Gélou fut frappé de son expression de tristesse sincère.
- Comprends-moi, Adriana. Il y avait entre nous mille et une petites choses qui nous rapprochaient. Elles pouvaient paraître insignifiantes mais c’est elles qui maintenaient notre amour. Je venais tous les jours chez toi, tu disais toutes sortes d’enfantillages, mille bêtises, tu pleurais pour un rien et quand tu m’embrassais tu le faisais d’un air vertueux et surpris qui me ferait t’aimer à nouveau si c’était possible. Tout ce que tu faisais avait un sens pour moi. Si tu portais la main à ton front, comme tu le fais là, pour relever une mèche de cheveux, ce geste me disait des foules de choses. Et puis tu es partie, tu as coupé le fil.
- Mais est-ce ma faute à moi si je devais partir ?
- Peut-être pas mais cela ne change rien. Il ne s’agit pas ici de choses et de faits mais d’impressions et de nuances. Et elles sont les plus fortes, je t’assure.
Sur tous les sites sérieux de lecture cet inédit de M.Sebastian est à l'honneur dans une version française parfaite. Voici de quoi s'en convaincre:
Adriana finit par venir.
Un jour où elle en eut l’idée, elle décida de le faire, comme chaque fois qu’elle prenait une décision, sans motif apparent, sans que rien de nouveau ne soit intervenu, tout simplement parce qu’elle avait le sentiment qu’elle devait le faire.
Elle ne trouva pas Gélou chez lui. Elle savait qu’il devait arriver car il lui avait expliqué qu’il travaillait chaque jour de telle à telle heure. Elle résolut
de l’attendre, heureuse d’être seule dans sa chambre. Elle regardait tout, déplaçait les objets quand ils lui semblaient mal disposés, cherchait dans les papiers sur la table, tout cela avec l’inconsciente indiscrétion d’une femme amoureuse qui considère ce qui appartient à celui qu’elle aime comme faisant partie de sa propre vie.
Elle avait cru avant qu’elle ne pourrait entrer chez Gélou qu’avec beaucoup d’émotion, que ce simple fait comportait du mystère, que cela serait comme une révélation essentielle dans son amour. Chaque fois qu’elle passait devant la maison de ses parents à D… son cœur battait plus fort à la vue des fenêtres de cette construction neuve, pas encore crépie, derrière les murs de laquelle vivait l’être aimé, parmi tant d’objets inconnus. Un hiver où Gélou avait été malade, elle avait pris son courage à deux mains et frappé pour demander de ses nouvelles. Une vieille femme, de la famille, peut-être, lui avait répondu avec méfiance, du seuil, puis lui avait fermé la porte au nez, la laissant désemparée.
Elle se rappelait tout ça maintenant et elle était surprise de pouvoir rester si naturellement dans sa chambre, à sa table, sans rien éprouver d’autre qu’une joie paisible en attendant d’un moment à l’autre que la porte s’ouvre sur un Gélou stupéfait.
Il ne le fut pas. En la voyant, il lui demanda, comme si rien d’anormal ne se fût produit, si elle l’attendait depuis longtemps. Il quitta tranquillement son manteau, son chapeau, les posa au portemanteau puis s’approcha d’elle, prit ses mains et les embrassa doucement toutes les deux.
- Je savais que tu viendrais. Aujourd’hui ou un autre jour, mais c’est mieux aujourd’hui, je n’ai pas envie de travailler, je t’aime et il fait un froid épouvantable dehors.
Gélou habitait le quartier de Schitu-Maguréanu, pas très loin du jardin de Cismigiu, dans une rue pittoresque qui commençait juste après une rangée de vieilles maisons. La rue du Cerf.
Il y avait à l’entrée une toute petite place ronde, aux vagues intentions de square mais qui avait plutôt l’air d’une cour de maison individuelle. Juste au centre, se dressait un poteau tordu avec trois lampes à gaz dont une seule brûlait le soir en donnant une flamme bleue hésitante. La rue, de là, semblait nue, un peu mystérieuse, tel un décor de théâtre de l’époque de l’expressionnisme, des années 20. Peut-être à cause de ce réverbère qui allongeait son ombre sur la neige, peut-être à cause des grandes maisons espacées, si grandes qu’elles paraissaient inhabitées ou peut-être à cause du silence anormalement profond qui y régnait. Chaque jour, à la tombée de la nuit, à la même heure, un petit homme arrivait une longue perche à l’épaule, s’arrêtait devant le réverbère, s’affairait un moment avant de repartir en laissant derrière lui une flamme qui peinait à ne pas s’éteindre.
« Rue de Studio » avait dit Gélou un jour où Adriana était restée le front collé à la vitre pour regarder tomber la neige.
De là-bas, de cette chambre au coin d’une aile de maison en surplomb au-dessus de la rue qu’elle dominait, ils avaient l’impression d’être seuls, loin de la ville comme dans un refuge de montagne, surpris par une avalanche qui aurait coupé tous les accès. L’hiver avait dans cette petite rue quelque chose de fabuleux comme les contes de la steppe, des dimensions de légende d’hivers sans fin à la campagne. Dans la chaleur de la pièce, le corps d’Adriana se déplaçait avec l’indolence, la souplesse d’un jeune animal que le sommeil va bientôt saisir et terrasser. Si elle s’appuyait au poêle ou s’arrêtait un instant à la fenêtre, portait la main à son front pour relever une mèche rebelle ou la levait simplement d’un geste lent, si elle passait ses bras autour du cou de Gélou, s’agenouillait pour regarder le feu, chacun de ces mouvements semblait faire glisser sa robe le long de son corps endormi. Elle savait, à voir les yeux de Gélou ou par pudeur instinctive, que sa robe ne la cachait plus et elle se blottissait dans un coin, derrière le dossier d’un fauteuil, se faisait toute petite et lui jetait un regard suppliant, bien décidée à se défendre.
Elle lui ordonnait de rester à sa table et d’étudier. Elle aimait le regarder, dans la lumière oblique qui tombait de derrière, penché sur ses planches, les épaules larges et immobiles, poursuivre son travail. Elle restait longtemps dans son coin, heureuse de se croire installée dans sa vie quotidienne, comme un objet familier, un meuble et tant d’autres petites choses de l’existence que l’on ne remarque plus mais qui sont indispensables et deviennent chères, d’une certaine manière, par habitude.
Elle s’approchait parfois de sa table et suivait avec une admiration naïve le jeu du compas sur la feuille.
Gélou la prenait sur ses genoux et lui disait des mots d’amour anodins.
- Que tu es petite, ma chérie, je ne te reconnais plus ici, à la maison. Alors que dans la rue, j’ai peur de toi. Sous ta fourrure, tapie derrière ton col comme une petite bête fauve dans sa tanière, tu m’intimides. Une sorte d’ours blanc qui marche en hésitant. Tu as alors une sorte de majesté mythologique. Difficile de croire que dans ces immenses snow-boots se cachent ces tout petits pieds (et il les lui enlevait, pour le démontrer) et sous les peaux de ton manteau ce corps si mince, une plaisanterie…
Elle souriait à peine. Gélou la portait à bout de bras jusqu’au lit, tentait de la déshabiller sans cesser de parler comme on le fait avec un enfant que l’on veut coucher, lui embrassait les seins, les genoux, elle se débattait alors, lui échappait et le grondait avec une colère vraie :
- Vilain !
Et comme cela ne lui semblait pas suffisant, elle ajoutait, étrangement certaine que le mot le blesserait profondément :
- Ingénieur !
Il riait.
- Tu peux toujours dire, tu ne seras jamais aussi belle qu’une de mes spirales !
Affirmation qu’elle aurait voulu réfuter sur-le-champ en dégrafant sa robe et en se montrant toute nue et blanche devant lui, prête à affronter la comparaison avec ses spirales d’encre et de papier s’il n’avait pas été trop tard, si elle n’avait pas dû partir et si, surtout, elle n’avait pas été certaine qu’il mentait.
Elle mettait ses snow-boots, se glissait dans son immense fourrure de martre, y cachait sa tête dans le col relevé. Elle redevenait la majesté mythologique dont Gélou avait peur et la petite femme obéissante, au pas léger, qui allait et venait dans la pièce dix minutes plus tôt, disparaissait au point que l’on pouvait douter qu’elle y eût vraiment été.
Dehors les attendait le gel scintillant et vitreux de l’hiver. Déserte, la rue du Cerf était toujours, sous la lumière du réverbère à son extrémité, blanche, silencieuse, chargée d’un mystère qu’ils sentaient faire corps avec leur amour.
***
Leur bonheur en était au beau fixe. Ils ne se demandaient pas ce qui viendrait après. Ne pensaient pas à ce qui avait précédé. Adriana ne détestait même plus Cello Violin. Un jour, le rencontrant par hasard dans la rue, alors qu’il avait paru vouloir l’éviter, elle lui avait même tendu cordialement la main.
- Vous avez chez moi, monsieur Violin, lui avait-elle dit entre autres choses, - le voyant abattu et sachant par Gélou qu’il était dans une mauvaise passe, elle avait envie d’être gentille et de l’encourager - une chanson ancienne que vous m’avez donnée autrefois. C’est une des plus belles mélodies que je connaisse. Vous ne voulez pas que je vous la rende ? Ou du moins l’écouter un jour ?
Violin avait refusé. Puis, après un silence et comme Adriana s’apprêtait à le quitter, il s’était expliqué :
- Connaissez-vous, mademoiselle, le plaisir d’être perdant ? De perdre, purement et simplement, sans un regret, comme un arbre perd ses fruits ? Personne ne les voit, personne ne les ramasse. Ils n’en existent pas moins.
Lorsqu’Adriana rapporta à Gélou cette réponse qui l’avait émue, malgré tous les souvenirs désagréables liés à Violin, il lui dit :
- Oui, c’est tout Violin. Capable d’un très beau geste comme ça et, deux minutes plus tard, d’un autre tout aussi moche. Et puis, est-ce qu’on sait ? Il était peut-être triste ce jour-là… Il faisait peut-être soleil… Il a peut-être aimé ces mots et te les a dits parce qu’il les aimait. Quand prend-il la pose et quand est-il vraiment sincère, difficile à savoir. Où finit Gustalin Dutrain et où commence Cello Violin ? Mais n’en parlons plus…
Et ils n’en parlaient plus, comme ils ne parlaient plus de bien d’autres personnes car rien n’avait un réel intérêt dans leur vie de chaque jour en-dehors de vivre l’un pour l’autre, l’un avec l’autre. Les soirées de la rue du Cerf se succédaient paisiblement comme les épisodes d’une histoire dont on connaît la fin. Sans surprise.
Plus tard seulement, lorsqu’il faisait très sombre dans la chambre, la vitre gelée luisait à la lumière du réverbère de la rue et cette lueur vitreuse les attristait.
Roman inédit de Mihaïl Sebastian
Lu sur un autre site cette chronique juste et alléchante :
"Merci à Lireaimer pour ce livre aimablement transmis et que j'ai dévoré en une soirée. On est envoûté par une écriture magique, une intrigue étonnante, un personnage de jeune fille devenue femme, étrangement libre à une époque encore frileuse - entre les deux guerres mondiales. Une mention toute spéciale à la traduction qui nous permet de découvrir un Sebastian que nous pensions connaître par les oeuvres déjà disponibles en français et dont nous avons lu la plupart. Mais ce texte est une révélation, celle d'un écrivain qui aime la langue, dont le texte est un personnage à lui seul. Ce qui ne nous avait pas frappé dans les autres livres traduits de lui en français nous est donné ici. le plaisir de l'histoire racontée est décuplé par l'enchantement de l'écriture. Félicitations à la traductrice qui n'en pas à sa première réussite...."